A la suite de l’enquête menée auprès de la communauté éducative de Strasbourg sur la perception de la nature dans les cours d’écoles déminéralisées, Véronique PHILIPPOT, ethnobiologiste, nous livre son analyse.

Pouvez-vous me parler de votre parcours professionnel ?

Je suis biologiste de formation et ai exercé dans ce domaine avant de découvrir les sciences humaines, notamment l’anthropologie, la philosophie, l’histoire des sciences. J’avais en effet fait le constat que le point de vue du biologiste-écologue ne suffisait pas pour comprendre toutes les problématiques environnementales. Je suis donc aujourd’hui ethnobiologiste*.

J’ai exercé durant vingt ans au sein de l’Education Nationale, d’abord comme professeur des écoles, puis comme professeur de sciences de la Vie et de la Terre. J’ai à ce titre été responsable des « classes environnement » de la ville de Tours. Depuis une douzaine années, je mène des travaux de recherche et suis actuellement rattachée au CNRS de Paris.

l'année en jardinage toute l'année

Photo de la cour de l’école Frédéric Mistral (Tours, 37) après rénovation du substrat et engazonnement et avant plantations (photo V. Philippot, novembre 2010)

Vous réalisez des recherches sur les cours d’école et les opérations de végétalisation, quel chemin vous a amenée à faire des cours d’école un objet d’étude ?

Lorsque j’étais professeur des écoles, j’avais l’habitude d’installer mes élèves dehors, j’utilisais beaucoup la cour pour faire classe, en particulier en maths. Dans le cadre des « classes environnement » à Tours, j’ai travaillé en partenariat avec les clubs CPN (« Connaître et Protéger la Nature »). Or, dès les années 2000, ils se sont intéressés aux cours d’écoles. J’ai trouvé cela très pertinent, car cela parlait aux enseignants. En effet, pour moi, l’éducation à l’environnement doit aussi concerner les espaces ordinaires et quotidiens, tels que les cours d’école, qui présentent un potentiel intéressant, avant même d’être végétalisées.

Un jour, la directrice d’une école de Tours m’a proposé de travailler avec elle sur un projet de réfection de la cour. L’aventure a duré deux ans, c’est l’une des premières cours qui a été déminéralisée en France, en 2010. Quand je suis arrivée à l’Université de Strasbourg (UNISTRA) pour un post-doctorat de 18 mois dans le cadre de SOLenVille*, il était dont naturel pour moi de me consacrer à un travail de recherche à ce sujet. Cela a coïncidé avec une demande de la zone atelier environnementale urbaine (ZAEU) de Strasbourg qui avait proposé de développer un sujet de recherche transversal (écologie, climatologie, société) à la déminéralisation des cours d’école.

Votre enquête a porté sur la manière dont la communauté scolaire envisage la place de la nature dans la cour de l’école. Pouvez-vous nous expliquer les méthodes que vous avez mises en oeuvre ?

J’utilise les méthodes de l’ethnologie, qui reposent avant tout sur l’entretien guidé. Les questions s’adaptent à la personne en tant que telle et à ses représentations, mais aussi à sa fonction. Avec les enfants, j’utilise aussi le dessin et l’observation directe des activités et des gestes des enfants, car j’ai constaté que le dessin ne dit pas tout, l’enfant cherchant souvent à répondre aux attentes des adultes.

Je fais dessiner aussi les adultes : je leur propose de dessiner une cour d’école, tout d’abord celle qu’ils connaissent, puis leur cour imaginaire, tout en écoutant leurs commentaires. Les adultes ne sont pas très à l’aise dans cet exercice, mais cela les amène à revenir à leur état d’enfant, car la cour d’école est identitaire de l’enfance. L’expérience s’est avérée curieuse, mais intéressante. J’ai recueilli aussi leur perception sur les questions suivantes : « que deviennent les feuilles mortes ? », « que pensez-vous du compostage à l’école ? », « où l’eau de pluie va-t-elle lorsqu’elle tombe dans la cour ? »

Nuage de mots des végétaux mentalement associés aux cours, obtenu lors de l’enquête.

Nuage de mots des animaux mentalement associés aux cours, obtenu lors de l’enquête.

Parmi les résultats que vous avez obtenus, quels sont ceux qui vous ont marqués ?

La présence des éléments naturels est un peu plus importante dans la cour imaginaire que dans la cour réelle, mais il s’agit de nature introduite : la nature sauvage est quasiment absente. De plus, parmi les usagers habituels de la cour d’école, les connaissances naturalistes sont limitées. Ce sont des termes très généralistes qui sont utilisés : « Les arbres », « les copeaux », « les oiseaux », « les insectes », dans le meilleur des cas, « les platanes » pour les végétaux et « les fourmis » pour les animaux. La végétation spontanée (dite « mauvaise herbe ») ou les petites bêtes ne sont pas évoquées oralement, ni dessinées. Pourtant cette nature sauvage est bien présente ! D’ailleurs, j’ai observé que même quand les enfants grattent la terre pour observer, ils ne parlent pas de cette réalité, c’est leur « jardin secret », ça ne fait pas « sérieux » aux yeux des adultes.

Vous avez constaté que la cour d’école était uniquement envisagée sous l’angle de ses fonctions sociales. De quelle autre manière pourrait-on, à votre avis, aborder la cour d’école ?

Lors du séminaire du 13 décembre 2023, destiné aux parties prenantes des écoles concernées par le programme OASIS à Strasbourg, j’ai sollicité une écologue, Isabelle Combroux, pour nous inviter précisément à regarder la cour sous un autre angle. Je lui ai en effet proposé de réfléchir à la possibilité d’une « restauration écologique » des cours d’écoles. Comme elle nous l’a montré, une cour d’école ne peut être considérée comme un écosystème, tant la pression anthropique* est importante, du fait du piétinement d’un grand nombre d’enfants. La cour est un « milieu extrême » à ce titre ! Aussi, parler de restauration écologique est-il inadapté, tout au plus peut-on « renaturer », en favorisant un fonctionnement plus proche des conditions initiales, par le choix de plantes locales et non horticoles.

Espace en libre évolution, à l’entrée de l’école élémentaire A. Legrand, Strasbourg, juin 2024

Travaillant avec des géographes, j’essaie d’avoir une approche plus « géographique » de la cour, de l’envisager comme un espace partagé, intégré dans un espace plus vaste, ou comme un paysage, ayant une connexion avec les autres paysages. En France, la cour d’école est traditionnellement vue comme un espace clos, refermé sur lui-même. Mais pour les autres espèces vivantes, cela ne se passe pas comme ça ! Des études sont menées sur ce point par des écologues à Paris, pour mettre en évidence les connexions biologiques entre les cours d’école et les autres espaces naturels, comme les jardins publics voisins. J’irais jusqu’à envisager la cour, non comme un lieu d’usage, mais comme un espace partagé, un « bien commun ».

Ecole élémentaire Canardière, juin 2024

 

L’enquête révèle aussi que la raison d’être de la cour dans les représentations est très fortement orientée vers l’intérêt de l’enfant. Quel est votre analyse de ce résultat ?

Il existe un consensus sur le point commun de toutes les cours Oasis, à savoir le bien-être des enfants. Lors de la réflexion sur la nouvelle cour, on arrive donc directement aux usages dans l’intérêt des enfants. Or je pense qu’il faudrait dépasser ces notions, très anthropocentrées. Les géographes parlent de la cour comme « un territoire apprenant ». Les enfants doivent apprendre à sortir de leur « petit monde ». C’est ça grandir : aller au-delà de ses perceptions propres. L’enfant pense d’abord à son plaisir immédiat, ce qui est naturel. Or il existe un décalage total entre le désir brut des enfants, qui sont centrés sur eux-mêmes, et l’apprentissage que doit leur apporter l’école. Le risque est de transformer la cour d’école en square, qui n’est pas nécessairement apprenant. A mon sens, l’espace de la cour doit guider l’enfant vers un dépassement de lui-même. Je propose donc d’axer davantage sur l’éducation à l’empathie, qui exige de s’intéresser aux autres, humains, non-humains et même au non-vivant : l’eau, l’air, la terre.

En éco-psychologie, on parle de développer l’amitié, ou l’amour de la nature. Moi je préfère parler d’empathie. Il faut d’abord connaître avant de protéger, mais cela ne suffit pas. Et par ailleurs, l’affect ne se commande pas. Or même sans affect, il y a la nécessité de protéger, c’est une question de respect.

Comment s’y prendre concrètement, pour éduquer à l’empathie envers le vivant non-humain et même le non-vivant ?

Lors de mon expérience à Tours, nous avions mis en place des exercices consistant à « se mettre à la place de » : une hirondelle, une coccinelle… J’ai reproduit cette expérience à l’école Vinci à l’Elsau, en distribuant l’image d’un animal aux enfants et en les invitant à s’interroger sur leurs besoins fondamentaux : que mangent-ils ? Où dorment-ils ? Comment se protègent-ils ? Ce jeu de rôle est un exercice d’empathie. On peut même se mettre dans la peau d’une goutte d’eau qui tombe dans la cour d’école : qu’est-ce que je deviens ?

Dessins d’adulte d’une cour connue (en haut) et d’une cour idéalisée (en bas), réalisés dans le cadre de l’enquête.

En pratique, à quel résultat peut-on aboutir en s’appuyant sur cette méthode ?

Je peux vous parler de l’école sur laquelle nous avons travaillé à Tours. Le résultat est très différent de la plupart des cours OASIS. A Tours, nous n’avions pas de budget conséquent et aucune structure de jeux n’a été installée. Le travail a surtout porté sur les revêtements, qui sont très diversifiés. Nous avons remodélisé l’espace et ajouté du relief, avec des espaces en terre nue. Nous avons aussi réalisé des ateliers d’arts plastiques sur les oiseaux de l’environnement proche, des mosaïques sur les immeubles du quartier et visibles par les habitants. J’ai eu l’occasion d’observer les enfants dans la cour six mois plus tard. Malgré les difficultés sociales du quartier, il y régnait une véritable paix, c’était très émouvant. Il n’y a plus de ballons non plus. Grâce aux débats que nous avons organisé avec les enfants et les exercices d’empathie, les enfants ont conçu la cour pour la nature et y ont trouvé aussi leur place.

J’ai retrouvé la directrice de cette école, douze ans plus tard. Il n’y a plus aucun accident, les enfants ne se blessent plus sur le bitume, qui a disparu ! La directrice est fière de montrer la cour à de nouveaux parents. C’est aussi une école qui s’ouvre sur beaucoup d’événements partagés avec le quartier.

Quels enseignements pouvez-vous tirer des observations que vous avez faites dans des écoles d’autres villes ?

A Paris, je constate que les enfants sont très actifs dans leur cour et cela me conforte dans l’idée qu’il est important de laisser des espaces vraiment libres : le jeu libre ne peut prendre place que dans des espaces libérés. Les enfants prennent alors naturellement leur place comme des éléments de ce vivant global. Il suffit de laisser les enfants tranquilles, car ils savent s’occuper tous seuls, après une période d’apprentissage parfois nécessaire. Si l’on diversifie les espaces, les matériaux, sans les organiser, cela suffit à faire de la cour un terrain d’aventures. Non grâce à des structures de jeu, mais grâce à la terre, aux éléments.  L’enfant n’a dès lors pas besoin de l’intervention de l’adulte.

A Rotterdam, j’ai aussi eu l’occasion de visiter des cours transformées. Les cours sont ouvertes sur le quartier, aussi j’y ai vu des tout petits jouer librement et patauger dans la boue. La contrainte hygiéniste et sécuritaire est moins forte aux Pays Bas, car les éducateurs ne portent pas la responsabilité de la sécurité de l’enfant, ce sont les parents qui la portent et s’assurent pour cela. La même anxiété n’est donc pas présente.

Les espaces sont assez simples, il y a des structures en bois plutôt brutes, sur lesquelles les enfants peuvent grimper. Les plantations se trouvent au milieu de la végétation spontanée. Il n’y a pas véritablement de jardin.

Pour conclure, je dirais qu’une véritable cour Oasis, c’est : du jeu libre, des espaces libres et une nature libre !

Amphithéâtre de l’école élémentaire Canardière, Strasbourg, avant la fauche, juin 2024.

Quels types de conseils souhaiteriez-vous donner aux comités de cours qui s’engagent dans la concertation pour la transformation de leur cour d’école ?

Il serait utile que les enseignants s’emparent de l’étude de l’espace de la cour bien avant le début de la concertation, afin que la cour devienne un lieu d’apprentissage en amont. Mon expérience m’a montré que les éléments de la cour apprennent aux enfants directement, l’enseignant devant se mettre en retrait une fois qu’il leur a confié une mission sur un temps et un espace donné.

Je pense aussi qu’il faut s’interroger sur le sens de l’action que l’on veut mettre en oeuvre dans cet espace qu’est la cour. Il est utile de comprendre que chaque geste, chaque action va avoir des conséquences. J’ai ainsi fait l’expérience suivante dans une école où l’on a souhaité jardiner, plusieurs semaines après les opérations de déminéralisation. Des orties s’étaient installées, alors on s’est assis et on a observé. Des chenilles de paon du jour étaient là. Nous avons alors organisé un débat et finalement trouvé une solution intermédiaire.

C’est important aussi d’accepter que le résultat n’est pas figé : la cour contient une promesse de ce qui va se passer dans le temps. J’observe que les usagers de la cour considèrent souvent qu’elle doit perdurer dans son état à la livraison. C’est oublier le facteur temporel et le fait que la nature évolue dans le temps. A Paris, par exemple, on me demande « que fait-on des mauvaises herbes ? », comme si elles ne faisaient pas partie intégrante de l’évolution normale de la cour.

Ethnologie : L’ethnologie est l’étude comparative et explicative de l’ensemble des caractères socio-culturels des groupes humains.

SOLenVille : Programme de sciences participatives qui vise à améliorer la connaissance de la biodiversité des sols urbains de la région strasbourgeoise au travers de l’étude de la macrofaune de ces sols. Ce programme a pour objectif de promouvoir les bonnes pratiques en matière de conservation et de régénération de cette biodiversité et à jeter des ponts entre le grand public et le monde de la recherche scientifique.

Pression anthropique : Facteur de stress d’origine humaine provoquant des perturbations, des dommages ou la perte d’un ou plusieurs composants d’un écosystème de manière temporaire ou permanente. Les pressions peuvent être physiques, chimiques ou biologiques.

Pour aller plus loin

A la suite d’une enquête réalisée au sein de la Zone Atelier Environnementale Urbaine auprès d’une trentaine de personnes impliquées dans la démarche OASIS à Strasbourg, une synthèse des résultats a été publiée en novembre 2023 dans la revue In Situ par Véronique PHILIPPOT et Sandrine GLATRON :

https://zaeu-strasbourg.eu/insitu-n34-la-nature-dans-les-cours-decole-demineralisees/